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On peut faire débuter la transition démocratique, comme il est communément admis, au lendemain du plébiscite du 5 octobre 1988 qui a vu près de 55% des chiliens refuser un nouveau mandat présidentiel à Augusto Pinochet, tant cet évènement marque la rupture qui a entrainé les premières élections libres depuis le coup d’Etat de l’armée chilienne contre Salvador Allende. Mais une description pertinente de ce phénomène de passage de la tyrannie vers la démocratie, qui a d’ailleurs donner lieu à l’émergence d’une discipline dite de « transitologie », doit nécessairement prendre en compte la part majeure qu’à joué la constitution chilienne mise en place en septembre 1980. Les dispositions qu’elle contenait ont été longtemps les principaux obstacles juridiques à la transformation rapide du Chili en une véritable démocratie. Il convient d’aborder cette question à la lumière des raisons et du contenu de la réforme constitutionnelle.

Pourquoi institutionnaliser la dictature ?

pinochet lunettesA la fin des années 1970, Pinochet a besoin d’une nouvelle source de légitimation de son pouvoir personnel dans la mesure où la junte militaire n’avait cessé de répéter, notamment pour répondre aux inquiétudes des démocrates-chrétiens, que le coup d’Etat du 11 septembre 1973 n’était qu’une réponse provisoire de l’armée à une situation d’urgence, pour sauvegarder les intérêts vitaux de la nation chilienne « en péril ». Après le rétablissement de l’ordre politique et « économique », c’est-à-dire au maximum quelques années plus tard, cette situation d’urgence n’existe plus et la logique mis en avant par les généraux eux-mêmes voudrait qu’il redonne le pouvoir au peuple. Par ailleurs, le contexte international (valeurs de liberté et de démocratie mises en avant par l’Occident contre l’URSS, mouvements contestataires en Europe et aux Etats-Unis contre la guerre du Viêt-Nam et les activités paramilitaires des Etats-Unis) ainsi que la répercussion des assassinats commis par la DINA, la police politique de Pinochet (notamment celui d’Orlando Lettelier en 1976 à Washington) accroissent cette nécessité de légitimité. Le Chili vivant un véritable « miracle économique », suite à l’influence des économistes néolibéraux de l’Ecole de Chicago (eux-mêmes fidèles aux principes de Milton Friedman), l’apport d’investissements étrangers est très important, l’inflation est mieux maîtrisée, la croissance est en moyenne de 7% entre 1976 et 1981. Même si la voie néolibérale accroit les inégalités de revenus et de chances dans le pays en même temps que le développement global du pays se poursuit, Pinochet est en confiance et a l’idée de faire coup double en s’assurant une légitimité personnelle et en planifiant une future transition démocratique à travers le vote d’une nouvelle constitution.

La réforme constitutionnelle de 1980 : Une évolution contrôlée par la junte militaire

Dés 1973, Pinochet anticipe le problème de légitimité qui se posera à son pouvoir puisqu’il charge une commission juridique présidée par Enrique Ortuzar de rédiger un avant-projet de constitution. Puis par le décret-loi N° 1319 du 9 janvier 1976 (décret juridiquement irrégulier au regard dela Constitution chilienne en vigueur et des conventions internationales), le tyran confie la poursuite des travaux au Conseil d’Etat du Chili, nouvelle institution chargée de rendre un projet final de constitution que les militaires pourront bien entendu modifier s’ils le souhaitent. Le Conseil d’Etat du Chili finit ses travaux en juillet 1980 et Pinochet, dans des conditions électorales très douteuses (absences de registres électoraux et de tribunaux électoraux, couvre-feu et omniprésence de l’armée), la fera adoptée par le peuple chilien par 67% de Oui lors du référendum du 11 septembre 1980.

Il s’agit d’une constitution caractérisée par une séparation stricte des pouvoirs et qui donne naissance à un régime présidentiel, ce qui favorise la bipolarisation de la vie politique (un bloc de gauche, un bloc de droite, puisque l’élection présidentielle se jouera désormais à deux tours). Plusieurs institutions sont établies pour assurer à la junte militaire et ses fidèles politiques (la future Union Démocratique Indépendante, notamment) à la fois une impunité judiciaire et une mainmise sur l’activité politique et législative du pays : Un tribunal constitutionnel peut filtrer les lois votées par le parlement, et un Conseil de sécurité nationale, dans lequel siège les quatre commandants en chef des forces armées (terre, marine, air et gendarmerie) est établi avec à la fois les pleins pouvoirs et la faculté de suspendre les garanties constitutionnelles en cas de perturbations sociales ou de troubles politiques ! Le mandat présidentiel est confié pour huit ans à Pinochet avec une période additionnelle de huit ans qui sera acceptée par référendum. En cas de rejet, la constitution prévoit que Pinochet gouverne encore un an puis mette en place des élections libres. Il faut noter que 29 articles sur les 120 que comprend la constitution ne s’appliqueront que 16 ans après l’adoption de celle-ci.

L’émergence d’une opposition structurée

En 1982, avec l’accroissement de la dette, la hausse de l’inflation (9,9%) et du Chômage (30%), et la chute du PIB (-14,5% par rapport à l’année précédente), l’économie chilienne est en récession et le restera jusqu’en 1984. Le maintien d’une politique économique centrée sur la baisse des dépenses publiques, les privatisations, et l’encouragement au crédit à la consommation a pour conséquence d’accroitre l’endettement des ménages et les inégalités entre les chiliens. Ce contexte va amplifier l’opposition au régime, avec une série de manifestations des chiliens contre Pinochet au milieu des années 1980. Ces « protestas », comme on les appelle, sont majoritairement pacifiques. Les différentes composantes politiques de gauche s’unissent dans le rejet de Pinochet : elles concluent en août 1985  «  l’accord national pour la démocratie », qui a pour objectif de faire pression sur les militaires pour qu’ils respectent le calendrier fixé en 1980 et organisent un référendum sur reconduction ou non du mandat de Pinochet. Mais l’opposition au régime a aussi un versant armé, puisque de nombreuses organisations paramilitaires,  en majorité marxiste-léniniste, et pour certaines liées à Cuba (comme Las fuerzas populares Lautaro, crées en 1987), naissent dans les années 1980 dans l’objectif de mettre fin par la force à la tyrannie. Le plus connu est le Front patriotique manuel Rodriguez, à l’origine d’une tentative d’assassinat contre Pinochet en septembre 1986, et qui manque de tuer le général Gustavo Leigh Guzman en 1990. Ce climat ultraviolent dans la société chilienne produit une double conséquence : D’une part la répression revient au premier plan, à travers l’instauration de l’Etat de siège dans tout le pays (en 1984 et 1986) et la réapparition de liste de « disparus », cibles des assassinats politiques ciblés. D’autre part, la junte militaire choisit comme interlocuteurs politiques les leaders de l’opposition qui renoncent au marxisme-léninisme dans leur programme politique et rejettent la lutte armée, de manière à marginaliser les organisations d’extrême-gauche et le Parti-communiste, liés au groupes paramilitaires.

Le Référendum de 1988 : « Nouvel acte fondateur du Chili » ?

En 1988, Pinochet, détenteur d’un bilan économique de nouveau favorable (taux de chômage retombé à 9%, croissance de 7,55% etc..) estime tenir à sa portée une nouvelle victoire électorale et cède aux pressions de la coalition naissante des partis de gauche (on se souviendra en particulier d’un débat télévisé au cours duquel Ricardo Lagos, chef du Parti Démocrate, interpelle le président pour qu’il tienne ses engagements). Un référendum est donc prévu le 5 septembre 1988. Au terme d’une campagne très engagée qui cristallise la vie politique chilienne autour de deux coalitions (le « cartel del no », la coalition de gauche d’un côté, et de l’autre « l’alliance nationale », de droite), 54, 71% des électeurs chiliens rejettent un nouveau mandat présidentiel pour Pinochet. Dés lors, le paysage politique devient bipolaire et la junte militaire doit composer politiquement avec les principaux vainqueurs de la consultation, les socialistes et les démocrates-chrétiens (la future Concertacion), ce qui augure d’une transition exceptionnellement longue et « négociée ».

Une transition démocratique verrouillée

Fin 1988, Le premier accord politique qui a lieu entre les deux coalitions vise à ne pas remettre en cause le décret-loi 2191 du 18 avril 1978 d’amnistie pour les délits commis entre 1973 et 1978, disposition ad hoc et elle-même irrégulière qui protège les militaires de la justice. En échange, l’extension du nombre de civils au sein du Conseil de Sécurité nationale sera accordé à la Concertation (et prévu dans une première réforme constitutionnelle) et l’armée devra respecter les résultats des élections qui devront se tenir. Pour garantir pendant de nombreuses années encore la mainmise des Pinochetiste sur la vie politique chilienne, la Constitution de 1980 avait institué quatre sénateurs nommés par le Conseil de sécurité nationale (encore dominé par des militaires proches de Pinochet), quatre sénateurs institutionnels nommés directement par ce dernier, et prévoit aussi que les anciens présidents de la république ayant gouverné 6 ans siègent en tant que sénateurs à vie. Augusto Pinochet restera le chef des forces armées chiliennes jusqu’au 11 mars 1998, date à laquelle il deviendra sénateur à vie. Au sein de la chambre des députés, un rapport de force presque égal entre les deux coalitions sera permis avec l’instauration d’un scrutin binominal spécial : dans chaque circonscription, si la liste arrivé en tête de l’élection législative obtient plus du double des voix de celle qui la suit, elle obtient deux sièges. Sinon, chacune des deux premières listes a deux sièges. Ce machiavélisme juridique de la part des conservateurs, qui ont anticipé les futures victoires de la Gauche, est en grande partie dû aux services de Jaime Guzman Errazuriz, juriste et idéologue de la junte, ce qui explique pourquoi il a été l’une des principales cibles du Front patriotique Manuel Rodriguez, qui l’assassine en 1991. En décembre 1989 ont lieu les élections présidentielle et législative : Patricio Aylwin, le candidat démocrate-chrétien choisi par la Concertation pour la démocratie, est élu dés le premier tour avec 57% des voix. La même coalition démocratique obtient 60% des voix aux législatives mais le premier parti politique du pays est bel est bien l’UDI, fidèle à l’armée, qui obtient 40% des suffrages. Les rapports de force seront pendant plusieurs années très serrés entre la droite et la gauche, la première s’appuyant sur les verrous posés par la constitution de 1980 bien que la seconde bénéficie à quatre reprises (mandats présidentiels en 1990, 1994, 2000 et 2006) de l’appui d’une majorité de chiliens. Les tentatives des présidents Aylwin et Ruiz-Taggle de réforme constitutionnelle pour réduire le pouvoir du Conseil  de sécurité nationale et les décisions de mise à la retraite de certains hauts gradés de l’Armée se heurtent ainsi à l’opposition des sénateurs nommés et à la règle de l’inamovibilité des militaires. Il faut par ailleurs noter que le président Aylwin avait précisé dés l’entame de son mandat le 11 mars 1990 qu’il ne procéderait pas à un référendum pour modifier la Constitution de 1980 (chose possible) dans un souci d’ « Union nationale » pour ne pas diviser la nation, ce choix, confirmé implicitement par ses successeurs, les ayant contraint à attendre bien plus longtemps avant de voir les derniers vestiges du régime militaire s’effondrer de la vie politique chilienne.

De fait, c’est sous l’impulsion des présidences socialistes de Ricardo Lagos et de Michelle Bachelet que les principales réformes ont véritablement lieu.

En novembre 2004, la commission « prison politique et torture » établie depuis 2001 sur demande du président Lagos, rend son rapport, dit rapport Valech. Celui-ci révèle 35000 cas de tortures, 3000 assassinats et disparitions, plus de 800 centres de détention et de torture, et plus de 3600 tortionnaires répertoriés, durant la tyrannie de Pinochet. Elle contribue à l’indemnisation des victimes et a le mérite de prendre en compte les personnes torturées (à l’inverse de la commission nationale de Vérité et Réconciliation commandée par Aylwin en 1991), même si elle a elle-même fait l’objet de critiques de la part d’associations de victimes pour avoir écarter près de 6000 demandes et exigé des conditions drastiques pour être indemnisé. D’un point de vue institutionnel, le président Lagos, après une élection très serrée face à Sébastian Pinera sur fond de tensions entre pro et anti-pinochet, bénéficie en 2005 d’un contexte plus favorable pour faire passer sa réforme constitutionnelle. D’une part Augusto Pinochet a du démissionner de son poste de sénateur le 4 juillet 2002 pour ne pas contredire son état de santé jugé « fragile » par la Cour suprême. D’autre part, il n’est plus aussi soutenu par la droite conservatrice après la mise à jour d’un réseau financier illégal lui ayant profité ainsi qu’à sa famille.  En juillet 2005, le Congrès Chilien adopte donc une série de réformes : réduction de six à quatre ans du mandat présidentiel ; élimination des statuts de sénateur désigné et de sénateur à vie (il y aura donc 38 sénateurs élus à partir du 11 mars 2006) ; restitution au pouvoir civil de la faculté de changer les commandants des forces armées et de la gendarmerie (et non plus au Conseil de Sécurité nationale).

Lors de la prise de fonction le 11 mars 2006 de la présidente socialiste Michelle Bachelet, fille de militaire assassiné par la junte et elle-même victime de tortures en détention avec sa mère, on a pu considérer que la vraie rupture avec les années Pinochet était arrivé et que la transition démocratique était achevé. Michelle Bachelet joue assurément un rôle très symbolique dans l’histoire chilienne pour achever cette fameuse transition et elle n’a pas manqué l’occasion d’affirmer avec fermeté la primauté du pouvoir civil sur le pouvoir militaire. Ayant une grande expérience internationale et une haute qualification dans le domaine militaire (elle a étudié ces questions aux Etats-Unis à l’Inter-American Defense College et est sortie première de l’Académie nationale des études politiques et stratégiques du Chili…), elle s’est imposée à l’armée chilienne, qui la respecte. Elle a notamment exclu de l’armée le capitaine Augusto Pinochet Molina, petit-fils du tyran, pour ses propos en faveur du coup d’Etat lors des obsèques de Pinochet.

Outre la nécessaire reconnaissance et indemnisation des victimes et familles de victimes des crimes commis par la junte militaire, dont la présidente Bachelet a déclarer accepter les obligations, y compris contre l’avis de la Cour suprême, il reste deux défis majeurs pour que le chili achève in fine une des plus longues transitions démocratiques de l’Histoire. D’une part, la transition est sensée représenter le glissement progressif vers un état nouveau, un contexte différent. Si au niveau politique, démocratique et même juridique le chili de 2007 n’a rien en commun avec celui des « années de plomb », la présidente du Chili comme l’ensemble des forces de la Concertacion por la democracia, doivent parvenir à montrer où se situe la rupture avec le passé, notamment sur le terrain social, par rapport aux principes néolibéraux qui font consensus parmi la classe politique. D’autre part, le dernier ouvrage à réaliser pour rendre le Chili représentatif de tous les chiliens et conclure définitivement la transition est la réforme du scrutin binominal, amorcé par Michelle Bachelet avec la mise en place de la commission Boeninger, chargée d’élaborer un nouveau système électoral proportionnel acceptable par tous.

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