
Le courant idéaliste fait son apparition avec Woodrow Wilson, le premier président américain à concevoir l’échiquier mondial comme une communauté d’Etats pouvant régler ses conflits par la coopération et le pacifisme. Le président Wilson, qui prend ses fonctions en mars 1913, très marqué dans sa jeunesse par les ravages de la guerre de Sécession, première guerre industrielle de l’ère moderne, est d’abord opposé à une intervention directe des Etats-Unis dans la première guerre mondiale. Dés août 1914, il met en avant la neutralité américaine dans le conflit entre les nations européennes :
Il est dit dans certains milieux que nous ne sommes pas préparés à la guerre. Qu’est-ce que l’on entend par être préparés ? Cela signifie t-il que nous ne sommes pas prêts sur une simple décision à envoyer une nation sur le champ de bataille, une nation d’hommes appelés à prendre les armes ? Bien sûr que nous ne sommes pas prêts à faire cela. […] Et qu’est-il suggéré, que nous devrions nous préparer à entreprendre ? Nous défendre contre une attaque ? Nous avons toujours su trouver les moyens pour cela, et nous les trouverons chaque fois que ce sera nécessaire sans pour autant appeler notre peuple à abandonner ses nécessaires tâches pour accomplir un service militaire obligatoire en temps de paix.[…]
Nous sommes en paix avec le monde entier. Aucun de ceux qui donnent des conseils basés sur des faits ou sur une juste et pure interprétation des réalités ne peut dire qu’il existe une raison de craindre que la moindre parcelle de notre indépendance ou que l’intégralité de notre territoire est menacée.
Wilson déclarera encore plus clairement dans ce même discours que la première guerre mondiale est
une guerre avec laquelle nous n’avons rien à voir, dont les causes ne peuvent pas nous toucher, et dont l’existence même nous offre des possibilités d’amitiés et de service désintéressé.1
Pendant la campagne électorale de 1912, le slogan de Wilson est résolument isolationniste : « He kept us out of war ». Mais sous les critiques signalant les dégâts de la guerre sous-marine pratiquée par l’Allemagne, Woodrow Wilson se résout finalement à la guerre. Cependant, la justification de la guerre n’est pas pour le président américain la défense de l’intérêt national, qu’il considère comme un terme déprécié reflétant l’égoïsme des Etats : Wilson, qui avait toujours prôné la non-intervention dans le système westphalien, prétend que la seule raison qui amènent les Etats-Unis à faire une entrée remarquée sur la scène internationale est justement l’occasion de pouvoir changer ce système. Dans un discours effectué à Suresnes en 1919, Wilson déclare :
Cette époque […] réclame un nouvel ordre des choses dans lequel les seules questions seront : Est-ce bien ? Est-ce l’intérêt de l’humanité ?2
L’idéalisme repose donc sur la place accordée à la morale dans les relations internationales. Aussi appelé Wilsonisme, il porte en lui trois caractéristiques fondamentales : Pour Wilson, le seul système international concevable dans lequel son pays pourrait jouer un rôle est une communauté pacifique de pays en harmonie les uns avec les autres. D’autre part, les valeurs de démocratie, de liberté et de paix y seraient propagées non pas par l’usage de la force mais par la négociation et par le droit. Enfin, il existe un présupposé wilsonien selon lequel les démocraties libérales, en tant que participantes à un système international pacifique et coopératif, ne sont pas gagnantes à faire la guerre car elles n’en auraient aucune raison valable à long terme. A l’inverse, les Etats autoritaires ou monarchiques (au sens absolu) ne peuvent qu’entraîner le monde vers des conflits récurrents pour assouvir leur volonté de puissance. Ce dernier argument, qui sera repris avec retentissement par les néoconservateurs, est une manière de dire que la lutte pour la diffusion des valeurs américaines est non seulement une exigence morale mais présente également un intérêt stratégique puisqu’elle favorise la paix dans le monde.
La suite de la présidence wilsonienne est connue : Bien qu’il ait pesé fortement sur le contenu du traité de Versailles et le partage de l’Europe, isolé et malade, Wilson ne parviendra pas à faire accepter par le Congrès américain (notamment le sénat, dominé par les isolationnistes ou jacksoniens) ses fameux 14 points ainsi que la création de sa « League of Nations ».
L’Amérique d’après la première guerre mondiale s’enfermera dans un isolationnisme presque surréaliste, tant les années vingt et trente voient le climat international se détériorer, avec des causes sociales et économiques interdépendantes entres les Etats. La neutralité américaine affichée3 pose les principes de l’embargo de ventes d’armes envers des pays en guerre et du Cash and carry, imposant aux clients commerciaux de payer et de transporter eux-mêmes la marchandise sur leurs bateaux. Ni le New Deal, ni l’accession au pouvoir de Benito Mussolini (octobre 1922), ni l’Anschluss en 1938, ni les exactions japonaises en Chine (agression en juillet 1937), ni les coups de force d’Hitler et le génocide juif ne parviendront à déstabiliser le repli intérieur prôné par les jacksoniens. Malgré les interpellations de nombreux exilés venus d’Allemagne et le discours volontariste du Président démocrate Franklin Delano Roosevelt, le sénat américain restera de marbre jusqu’à l’attaque de Pearl Harbour le 7 décembre 1941.
Même si les sous-marins allemands ont déjà torpillé les navires de guerre américains le 27 octobre de la même année, c’est la première fois que les américains sont agressés par une puissance étrangère sur leur territoire même. C’est pourquoi cet évènement provoque un esprit d’union nationale entre les isolationnistes et les idéalistes (notamment présents au sein du parti démocrate). Le lendemain, le Congrès vote l’entrée en guerre des Etats-Unis à l’unanimité moins une voix4. C’est le début d’un cycle idéaliste de la politique étrangère américaine qui ne sera refermé qu’à la fin de la guerre du Viêt-Nam et sera porté par tous les présidents américains successifs.

Dés janvier 1941, Roosevelt avait déjà posé les principes de la politique étrangère américaine sur des conceptions très idéalistes : les Etats-Unis devaient désormais endosser le rôle de protecteur des démocraties et du monde libre par la défense armée puis la promotion pacifique des Quatre libertés : La liberté d’expression, la liberté de culte, la liberté d’être à l’abri de la peur, et la liberté d’être à l’abri du besoin5. Les Etats- Unis, contrairement à la situation en 1919, vont se retrouvent en 1945 dans une situation de nette domination qui leur permet de façonner le système international selon leurs valeurs : sécurité collective, autodétermination des peuples, libéralisme économique et décolonisation. Ce volontarisme sera principalement orchestré par la charte de San Francisco (juillet 1945 créant l’Organisation des Nations Unies) et le plan Marshall (juin 1947). La méthode est axée sur la coopération internationale (notamment au sein de l’ONU et de l’Organisation européenne de coopération économique).
Mais les motivations sont aussi morales que stratégiques : En finançant la reconstruction économique et sociale des pays de l’ouest européen et du Japon en échange de promesses d’achats des produits américains et d’une allégeance de principe à la démocratie libérale, les Etats-Unis servent leurs intérêts nationaux et accomplissent également un devoir moral contre l’expansion communiste. La doctrine de containment défini par Georges Kennan6 sera le fil rouge de la politique étrangère américaine pendant des décennies et est un marqueur du virage idéologique idéaliste amorcé par Washington, même si Eisenhower la jugera incomplète en lui préférant le « rollback » (refoulement), plus agressif envers l’URSS. John Kennedy donnera des accents moraux à la plupart de ses discours de politique étrangère, comme celui prononcé en juin 1963 :
J’ai choisi ce moment et ce lieu pour vous parler d’un sujet dont l’ignorance est trop souvent présente, et dont la vérité est trop rarement perçue – C’est aujourd’hui le sujet le plus important sur la terre : la paix mondiale. De quel type de paix s’agit-il ? Quelle paix recherchons-nous ? Pas la Pax americana renforcée dans le monde par les armes de guerre des Etats-Unis […]. Je vous parle d’une paix ingénieuse, le genre de paix qui rend la vie plus agréable dans le monde, le genre de paix qui fait progresser les hommes et les nations, et leur fait espérer et construire un avenir meilleur pour leurs enfants – Pas seulement la paix pour tous les américains, mais pour tous les hommes et toute les femmes, pas seulement la paix pour notre temps, mais la paix pour tous les temps ».7
Ce messianisme américain intégré dans le programme de chaque président américain sera une des principales causes de l’engagement de l’US Army au Viêt-Nam, et sera d’ailleurs invoqué comme la principale raison par le président Lyndon Baines Johnson :
Nous répondrons à tous ceux, qui, en Asie du Sud-est, nous demandent de les aider à défendre leur liberté. Nous ne convoitons rien dans cette région, nous ne recherchons rien – aucun territoire, aucune position militaire, aucune ambition politique. Notre seul désir, notre seule détermination est que les hommes d’Asie du sud-est puissent définir paisiblement leurs propres destinées comme ils l’entendent.8
La débâcle américaine au Viêt-Nam va pourtant entrainer l’érosion du consensus entre les idéalistes et les isolationnistes jacksoniens à la fin des années 1960, ces derniers ne voyant pas en quoi les Etats-Unis seraient menacés si le Viêt-Cong accédait au pouvoir. Ce contexte va conduire au retour à une politique réaliste hamiltonienne, sous la présidence de Richard Nixon. Conduite par le secrétaire d’Etat à la défense Henry Kissinger, elle reposera sur la diplomatie triangulaire avec la Chine et les opérations clandestines de soutien aux régimes non-communistes (Opération Condor en Amérique latine et soutien logistique à l’invasion du Timor Oriental par l’Indonésie de Suharto)9. Cette politique se poursuivra jusqu’à l’accession au pouvoir de Jimmy Carter, l’un des symboles de l’idéalisme. Ce dernier est très critique envers Richard Nixon et Gérald Ford, dont il dit de leur administration qu’elle était conduite par le « président Kissinger », pour les exactions et le manque de morale internationale dont se sont rendus coupables les américains. Il affirme clairement la poursuite d’une politique de détente envers l’URSS et défend énergiquement le processus de désarmement nucléaire au niveau international, suite à la conférence d’Helsinki en 1975 :
[…] “We have weakened our position in NATO because the other countries in Europe supported the democratic forces in Portugal long before we did; we stuck to the Portugal dictatorships much longer than other democracies did in this world.
[…] And I’ve seen at first hand, in a very vivid way, the deep hurt that’s come to this country in the aftermath of Vietnam and Cambodia, Chile, and Pakistan, and Angola, and Watergate, CIA revelations. What we were formerly so proud of – the strength of our country, its uh moral integrity, the representation in foreign affairs of what our people are, what our Constitution stands for, has been gone.
And in the secrecy that has surrounded our foreign policy in the last few years, uh – the American people, the Congress have been excluded.
[…] Every time Mr. Ford speaks from a position of secrecy in negotiations, in secret – in secret treaties
that’ve been uh – pursued and achieved, in supporting dictatorships, in ignoring human rights, we are weak and the rest of the world knows it.[…] Mr. Ford, again, under pressure from the atomic energy lobby, has insisted that this reprocessing or rather re-en- enrichment be done by private industry and not by the existing uh – government uh – plants. This kind of confusion and absence of leadership has let us drift now for two years with a constantly increasing threat of atomic weapons throughout the world. We now have five nations that have atomic bombs that we know about. If we continue under Mr. Ford’s policy by 1985 or ’90 we’ll have twenty nations that have the capability of exploding atomic weapons. This has got to be stopped. That is one of the major challenges and majo undertakings that I will assume as the next president.
[…] I notice that Mr. Ford didn’t comment on the uh – prisons in Chile. This is an – a typical example, maybe of many others, where this administration overthrew an elected government and helped to establish a military dictatorship. This has not been an ancient history story. Last year under Mr. Ford, of all the Food for Peace hat went to South America, 85 percent went to the military dictatorship in Chile”.10
Les propos de Carter, véhéments et assez agressifs envers Ford, ainsi que la critique des méthodes de diplomatie secrète montrent ici une certaine détermination à placer de nouveau la morale au centre de la politique extérieure des Etats-Unis. Le président Clinton, dans une proximité conceptuelle évidente avec les européens (notamment Tony Blair), usera du même credo idéaliste en considérant que les Etats-Unis, et l’Occident en général, ont un devoir d’intervention lorsque les droits de l’Homme sont bafoués ou la liberté des peuples menacée.
C’est sous le premier mandat de Bill Clinton (1993-1997) qu’est conduite la première intervention reposant sur le droit d’ingérence humanitaire, en Somalie. Dans le cadre d’un mandat l’ONU, l’opération « Restore Hope » (le nom est évocateur de la dimension idéaliste) est menée à Mogadiscio pour lutter contre les combats claniques qui plongent le pays dans le chaos et la famine, mais elle échoue. Contraints à une guérilla urbaine (les 3 et 4 octobre 1993) coûteuse en matériel et en hommes alors que l’expédition devait être rapide et « propre », les Etats-Unis se retirent finalement de manière totale le 25 mars 1994. Les deux mandats de Clinton sont également marqués par les accords d’Oslo et le bombardement aérien de la Serbie en mars 1999 pour mettre fin au génocide serbe sur les kosovars. Henry Kissinger moque quant à lui l’optimisme des démocrates en citant notamment en exemple la volonté affichée en mai 1993 par Nancy Pelosi, actuelle présidente de la Chambre des représentants et à l’époque simple députée de Californie, de soutenir des restrictions commerciales envers la Chine si elle n’a pas apporté la preuve qu’elle respecte les droits de l’Homme dans l’année qui suit :
Rien ne montre mieux l’effondrement du principe westphalien de non-ingérence que l’idée qu’une mesure votée par le Congrès américain – premier acte d’une séries de revendications américaines unilatérales – pourrait imposer la liberté d’expression et la liberté de presse à une Chine qui ne les a jamais connues en cinq mille ans d’histoire.11
Pour résumer, l’idéalisme part d’un constat optimiste selon lequel les Etats peuvent régler leurs conflits par la voie de la coopération et de la loi internationales. Il présuppose également que les peuples ayant adopté une forme de gouvernement démocratique et vivant dans une société libérale sont nécessairement inclinés à être pacifiques dans leurs relations extérieures.
Enfin les idéalistes considèrent que la poursuite d’objectifs moraux comme la défense des droits de l’homme ou la justice doit être la composante principale de toute politique extérieure américaine. Les néoconservateurs, en désaccord sur le premier point, reprennent à leur compte les deux derniers, notamment lorsqu’il s’agira de mener croisade contre les « Etats voyous ».
Nous venons de voir les thèses et l’historique des deux principaux courants de pensée américains en matière de politique étrangère. Qu’est-ce qui caractérise donc le néoconservatisme et fait de ce mouvement un ensemble distinct de positions cohérentes ?
Continuer la lecture
1.John Woolley and Gerhard Peters, The American Presidency Project [online]. Santa Barbara, CA: University ofCalifornia (hosted), Gerhard Peters (database).
2. Wilson, May 30, 1919, Memorial Day message. In Arthur S. Link (éd.), the papers of Woodrow
Wilson , Princeton, Princeton University Press, Vol.59, p.608-609.
3.Le 13 octobre 1933, les Etats-Unis se retirent de la Société des Nations. Le 31 août 1935, la première loi de neutralité « Cash and carry » est votée.
4.La députée républicaine du Montana Jeannette Rankin s’oppose à la guerre.
5.Franklin Delano Roosevelt, Annual Message to Congress – January 6, 1941 : The “Four Freedoms” Speech in Franklin Delano Roosevelt presidential library and museum online (available from World Wide Web :http://www.fdrlibrary.marist.edu/)
6.Georges Kennan, The Sources of Soviet Conduct in Foreign affairs, June 1958.
7.John Fitzgerald Kennedy, American University‘s Spring Commencement speech –June 10, 1963. American University,Wahington D.C. website : http://www.american.edu/media/speeches/Kennedy.htm
8.Lyndon Baines Johnson, Conférence de presse du 13 mars 1965 in Henry Kissinger, La nouvelle puissanceaméricaine, Fayard, 2003, p. 362.
9. Chomsky, Timor-oriental : l’horreur et l’amnésie, le Monde diplomatique, octobre 1999. Disponible à l’adresse web suivante : http://www.monde-diplomatique.fr/1999/10/CHOMSKY/12527
10.Ford-Carter Debate Transcript. October 6, 1976 – Commission on presidential debates – http://www.debates.org/pages/trans76b.html
11.Henry Kissinger, La nouvelle puissance américaine, Fayard, 2003. p.370.