
La doctrine d’assurance de destruction mutuelle (Mutual Destruction assurance, ou « MAD ») est une théorie basée sur une dissuasion minimale : C’est-à-dire qu’il s’agit d’une dissuasion qui se limite à « faire peur » de par une certaine capacité de riposte à une première agression qui serait en définitive trop coûteuse pour celui qui engage les hostilités. Il s’agit d’une doctrine nucléaire qui a surtout été mise en avant par la France, par les travaux du Général Pierre-Marie Gallois1 portée par la notion d’indépendance nationale chère à De Gaulle2. C’est là qu’intervient la personnalité d’Albert Wohlstetter, conseiller de la RAND Corporation et professeur de sciences politiques à l’Université de Chicago (de 1964 à 1980). Ces idées auront une influence considérable sur des élèves qui constitueront la seconde génération de néoconservateurs. Ce que va démontrer Albert Wohlstetter dans le débat nucléaire, c’est la place centrale de la capacité de seconde frappe dans ce dispositif global de dissuasion. Sans aucun moyen de riposte, c’est-à-dire d’armes nucléaires stratégiques sur des vecteurs discrets (tels les sous-marins ou les bombardiers furtifs), le fait de détenir un arsenal d’armes tactiques (d’emploi) ne sert à rien. L’équilibre de la terreur mis en avant par les tenants de la fin de la course aux armements ne tient donc que si, en parallèle d’une réduction équivalente des armes nucléaires tactiques, chaque adversaire continue à même hauteur à développer des armes nucléaires stratégiques pour une riposte éventuelle.

Or, pour Wohlstetter, les traités SALT3, ABM et SALT II4, négociés et signées avec l’ennemi soviétique, limitent le développement des armes stratégiques mais n’interdisent pas la construction et l’augmentation des capacités de riposte de l’URSS, qui continue de jouer sur l’équilibre apparent de la terreur pour augmenter son arsenal. Donc, pour les néoconservateurs, ces traités doivent être dénoncés, et les Etats-Unis, en se basant sur la précision des ICBM (Intercontinental balistic missiles), doivent financer l’amélioration et l’augmentation du nombre d’armes nucléaires de précision, pour mener les frappes chirurgicales nécessaires si besoin. C’est le trait essentiel de la théorie d’Albert Wohlstetter :
Pour Wohlstetter et ses élèves, MAD était à la fois immorale – par les destructions infligées aux populations civiles – et inefficace : elle aboutissait à une neutralisation mutuelle des arsenaux nucléaires. Aucun homme d’Etat doué de raison, en tout cas aucun président américain, ne déciderait un “suicide réciproque”. Wohlstetter proposait au contraire une “dissuasion graduée”, c’est-à-dire l’acceptation de guerres limitées, éventuellement avec des armes nucléaires tactiques, avec des armes “intelligentes”, de haute précision, capables de s’attaquer aux dispositifs militaires de l’adversaire.5
L’idée sous-tendue par cette doctrine, qui a grandement inspirée la politique nucléaire des Etats-Unis, est aussi de recourir à une armée moderne reposant sur la mobilité et la précision des forces déployées, pour limiter les pertes américaines dans le combat engagée et faire baisser le nombre de victimes civiles. Ces recommandations seront notamment suivies par Georges Bush Sr durant la guerre du Golfe, qui sera rapide et fera relativement peu de morts dans les rangs de l’US Army (moins de 200, hormis les conséquences pathologiques chez les soldats rentrés aux Etats-Unis). Le conflit sera mené dans un cadre dépassant les espérances de Wohlstetter en ce qui concerne la mobilité et la rapidité : Enclenchée le 16 janvier 1991, l’opération « Tempête du Désert » est couronnée de succès le 28 février de la même année, jour où Saddam Hussein annonce accepter les résolutions de l’ONU sans condition. La suprématie et la précision de la force aérienne de la coalition ont joué un grand rôle, l’intégralité des structures militaires et industrielles de l’Irak ayant été anéantie avant l’attaque terrestre.
1. Pierre-Marie Gallois, Stratégie de l’âge nucléaire, Calmann-Lévy, 1960
2. On prête au général de Gaulle la phrase suivante : « Dans dix ans, nous aurons de quoi tuer 80 millions de Russes. Eh bien je crois qu’on n’attaque pas volontiers des gens qui ont de quoi tuer 80 millions de Russes, même si on a soi-même de quoi tuer 800 millions de Français, à supposer qu’il y eût 800 millions de Français »(septembre 1961)
3. Le traité Strategic Arms Limitation Talks I est signé le 26 mai 1972 entre Richard Nixon et Leonid Brejnev et prévoit la réduction sur cinq ans de la production d’armes stratégiques ainsi que la limitation des rampes de lancement d’ICBM. Il prévoit également le traité Anti-missiles balistiques, et sera complété par le protocole du 3 juillet 1974 entre l’URSS et les Etats-Unis, puis confirmé par la Russie et les États de l’ex-URSS pour une durée illimitée. Le 13 juin 2002, les Etats-Unis se sont retirés du traité, suite à l’annonce faite par Colin Powell six mois plus tôt
4. Signés le 19 juin 1979 à Vienne entre Jimmy Carter et Leonid Brejnev, ces accords poussent plus loin les interdictions en plafonnant le nombre de bombardiers et de lance-missiles
5. Alain Frachon et Daniel Vernet, Le stratège et le philosophe, Le Monde, 15 avril 2003