Le sénateur Henry Jackson est au coeur de la 2ème génération de néoconservateurs
Le sénateur Henry Jackson est au coeur de la 2ème génération de néoconservateurs

Dans l’ensemble, les néoconservateurs de cette époque, véritable « seconde génération » issue des milieux universitaires (surtout Chicago), sont regroupés derrière le sénateur démocrate Henry Jackson, l’incarnation du « centre vital » des années Roosevelt : Richard Perle, Paul Wolfowitz, Carl Gershman, Frank Gaffney, Elliott Abrams, Charles Horner, Ben Wattenberg…Nombre de néoconservateurs de la première génération seront également membres de l’entourage de Jackson, comme Jeane Krikpatrick, future membre du bureau de la Fondation Henry Jackson. C’est le sénateur de l’Etat de Washington qui va conduire la fronde contre le New Left dans le domaine des affaires internationales : Soutien de la guerre du Viêt-Nam, défenseur des valeurs d’égalité républicaine, de liberté économique et de justice sociale, Henry « Scoop » Jackson compte mettre la puissance américaine au service des valeurs « universelles » de démocratie libérale :

We all want to put the brakes on the arms race…we all want to achieve arms control…but to those who say we must take risks for peace by cutting the meat from our military muscle, I say you are unwittingly risking war. 1

henry jackson
Henry “scoop” Jackson

Il se fait un nom à partir des années soixante dans son combat contre le «Busing » (la discrimination positive) et la Détente. Echouant aux primaires démocrates face à George McGovern en 1972 et Jimmy Carter en 1976, le sénateur mène dans les années soixante-dix une politique de dénonciation des traités SALT et est connu pour son soutien inconditionnel à l’armée (spécialement en faveur du développement des missiles balistiques intercontinentaux et du transport par avion supersonique) ce qui lui vaudra de nombreuses accusations de corruption 2 avec la société Boeing, dont 80% des contrats sont militaires en 1965, et dont le siège se situe dans son fief électoral (Seattle). Il est également à l’initiative, avec le représentant républicain Charles Vanik, de mesures infligeant des sanctions commerciales aux Etats non-capitalistes interdisant l’émigration de ses citoyens, pour favoriser la croissance démographique israélienne via l’émigration soviétique. 3 Paul Wolfovitz, dans un discours adressé au Jewish Institute for National Security Affairs 4 en 2002, rappellera le rôle notoire qu’à joué Jackson dans la formation des néoconservateurs :

In fact, Scoop Jackson was the first United States senator I ever met. It was during the ABM debate in 1969. The late Senator Stuart Symington had produced one of those so-called “secret” Pentagon charts—we didn’t do a lot better back then, either, you notice. And Symington claimed that this chart proved that the ABM system being proposed by the administration wouldn’t work. They scheduled an almost unprecedented secret session of the United States Senate for Senator Symington to present his arguments. And I, at the time, was a graduate student of Albert Wohlstetter at theUniversity of Chicago, who was advising Senator Jackson in preparation for his debate with Symington. We devised some new charts, using overlays on top of Symington’s chart, to demonstrate that the chart actually showed the opposite of what Symington was trying to argue. And on the morning of the debate, lucky for me, Albert was in California, so I had the good fortune to be the one to take our charts to Senator Jackson all by myself and brief him. I had never personally met a Senator in my life and I probably would’ve been awestruck at that time by even the most insignificant member of that great body. And there I was, face to face with one of the titans.” 5

Concrètement, la structuration des néoconservateurs autour de Henry Jackson et selon les enseignements d’Albert Wohlstetter a lieu au sein de comités spéciaux et de commissions législatives chargées du contrôle des armes et des questions militaires. Tout commence le 14 avril 1950, lorsqu’un rapport du Conseil de Sécurité nationale (National Security-Council-68) au sujet de la politique à mener pour les vingt prochaines années de guerre froide est rendu au président Truman, qui le signe le 30 septembre suivant. 6 Ce rapport à été mené par un comité interministériel ad hoc dirigé par Paul Nitze. Après la fin des travaux de ce dernier, un lobby est formé pour continuer l’étude des capacités militaires respectives des deux Grands et promouvoir une politique offensive vis-à-vis de l’URSS : le Comittee on present danger 7, abandonné en 1953 suite aux différents postes offerts dans l’administration Eisenhower.Vingt ans plus tard, cet attrait du lobby militaire, des théoriciens du Containment et des universitaires pour les comités revient en force. Et Henry Jackson jouera là un rôle moteur. Après sa défaite aux primaires démocrates de 1972, il fonde la Coalition for a democratic majority, pour lutter contre l’aile gauche du Parti démocrate et remettre au centre du débat la doctrine du containment, afin de lutter contre l’empire du mal, l’URSS. Jeane Kirkpatrick, néoconservatrice de la première heure, s’y illustre par ses pamphlets virulents à l’encontre de Zbigniew Brzezinski et Jimmy Carter. Elle formule notamment la doctrine du double standard, symbolique de la synthèse idéalisme-réalisme opérée par le mouvement néoconservateur :

Traditional autocrats leave in place existing allocations of wealth, power, status, and other resources which in most traditional societies favour an affluent few and maintain masses in poverty. But they worship traditional gods and observe traditional taboos. They do not disturb the habitual rhythms of work and leisure, habitual places of residence, habitual patterns of family and personal relations. Because the miseries of traditional life are familiar, they are bearable to ordinary people who, growing up in the society, learn to cope, as children born to untouchables in India acquire the skills and attitudes necessary for survival in the miserable roles they are destined to fill. Such societies create no refugees. Precisely the opposite is true of revolutionary Communist regimes. They create refugees by the million because they claim jurisdiction over the whole life of the society and make demands for change that so violate internalized values and habits that inhabitants flee by the tens of thousands in the remarkable expectation that their attitudes, values, and goals will “fit” better in a foreign country than in their native land. 8

Jeane Kirkpatrick
Jeane Kirkpatrick

Ici, l’une des membres les plus importants du mouvement néoconservateur concentre ses critiques sur l’Administration Carter, en introduisant une analyse mêlant pragmatisme (pour ne pas dire cynisme) stratégique et objectifs moraux déclarés. Jimmy Carter est accusé par les néoconservateurs, bien plus encore qu’Henry Kissinger, d’être trop laxiste envers l’ennemi soviétique, qui profite d’une politique de détente pour accroitre sa sphère d’influence et augmenter son arsenal militaire, pendant que les Etats-Unis, sous l’impulsion de Zbigniew Brezinski 9, prônent la réduction des arsenaux nucléaires. 10 Le principe du double standard est d’officialiser dans la politique étrangère américaine la distinction entre régimes dictatoriaux/autoritaires 11, qui doivent être soutenus par les Etats-Unis, et régimes communistes, qui doivent être combattus. Les premiers sont certes brutaux et antidémocratiques mais ils laissent telles quelles les bases traditionnelles de la société (organisation du travail, de la société, institutions et Eglise…) tandis que les seconds, dans leur rupture idéologique à vocation mondiale, sont par définition totalitaires et internationalement menaçants. Les chiliens qui ont perdu des proches enterrés dans le désert d’Atacama ou balancés dans le pacifique par hélicoptère apprécieront cette doctrine…

Elle est pourtant contradictoire car elle prône des soutiens immoraux au nom d’objectifs moraux plus hauts. Elle repose également sur des arguments non-pertinents : d’une part, de nombreux régimes autoritaires ont des composantes totalitaires, comme la possibilité d’être dénoncé à tout moment par l’entourage, le voisinage…etc. et l’omniprésence des polices politiques (la DINA au Chili justement….etc.) et d’autre part, de nombreux dirigeants se réclamant du marxisme et élus démocratiquement ont affirmé leur respect des institutions démocratiques, loin de toute tentation totalitaire, comme Salvador Allende lui-même ou François Mitterrand. Bien entendu, si la moindre volonté de réforme agraire ou (surtout) de nationalisation de ressources vitales aux américains est considérée comme un penchant totalitariste, la doctrine peut être estimée comme rationnelle et cohérente. Enfin, le principe du double standard a eu des effets néfastes puisqu’il a conduit à financer et armer des mouvements hostiles à l’Union soviétique mais finalement tout aussi dangereux pour la paix et l’équilibre mondiale, comme les moudjahiddin afghans, comble que certains responsables américains dénonceront.

Paul Nitze
Paul Nitze

Parallèlement à la Coalition for a democratic majority de Jackson, le Comittee on present danger est réactivé par Eugène Rostow et Paul Nitze pendant la campagne présidentielle de 1976, pour tenter d’influencer les différents candidats. La coalition de Jackson accueille dans ses bureaux les membres du nouveau Comittee on present danger. Organisé pendant les quatre années suivantes sous le leadership du sénateur démocrate, le comité travaille essentiellement à la critique de la Détente et fournit argumentaires et synthèses pour un autre groupe indépendant formé en 1976 à la demande de Gérald Ford : Il s’agit de la « Team B », menée par Richard Pipes et chargée d’évaluer la menace soviétique en concurrence avec les équipes « habituelles » de la CIA (la « team A »). On y retrouve entre autres Paul Nitze, Richard Perle, Foy Kohler, William Van Cleave, John Connally, Clare Booth Luce, des membres de la RAND Corporation comme Thomas Wolf, des militaires comme le lieutenant général Daniel O’ Graham, le Major Général George Keegan, le général Jasper Welch ou le général John Vogt. Beaucoup viennent de la Coalition for a democratic majority, comme Jeane Kirkpatrick, Max Kampelman ou John Roche, ou cumulent des fonctions officielles dans l’administration présidentielle, comme Paul Wolfovitz (Agence de désarmement et de contrôle des armes) et Seymour Weiss (Département d’Etat). Suite à leur travail dans ces institutions et ses comités axés sur les questions de défense, les néoconservateurs se retrouvent au contact de nombreux membres du Parti Républicain 12 avec qui ils partagent l’idée d’un fort budget militaire, le scepticisme envers les politiques sociales trop ambitieuses 13 et la dénonciation de la naïveté idéaliste. Ronald Reagan lui-même fait partie du bureau exécutif du Comittee on present danger. Une fois la victoire des républicains acquise en 1980, les néoconservateurs se retrouvent nombreux à occuper des postes dans l’administration Reagan.

Le président Ronald Reagan
Le président Ronald Reagan

Plus d’une trentaine de membres du Comittee on present danger est nommée à des fonctions gouvernementales ou liées à la sécurité nationale. 14 Les néoconservateurs fourniront la matière idéologique à la base de la politique étrangère américaine, marquée par une militarisation accrue : augmentation des dépenses militaires, déploiement des missiles Pershing II en Allemagne en réponse aux implantations soviétiques de missiles SS-20 aux frontières de l’Europe, incitation au déploiement du système de missiles Peacekeeper, lancement de l’Initiative de défense stratégique, armement et entraînement des groupes anticommunistes, tels que les Contras et les Moudjahiddin, et vente d’armes aux alliés des Etats-Unis (Taïwan, Israël, Arabie Saoudite, Irak…). Lorsque, sous le coup des politiques réformatrices de Mikhaïl Gorbatchev et de l’ascension politique de Boris Eltsine, qui poussent les républiques soviétiques à proclamer leur souveraineté comme la Russie, l’URSS finit par imploser officiellement le 26 décembre 1990, les néoconservateurs amorcent une relative traversée du désert de quelques années, où le mouvement sera considéré comme mort, avec l’ennemi qui l’avait soudé pendant des décennies.

1. Henry Jackson, Democratic campaign’s speech, San Diego, California, May, 20, 1971

2. Twin towers of power in The Seattle Times  Sept. 29, 1996 : article sur le duo senatorial Jackson-Magnuson

3. Le 3 janvier 1975, l’amendement Jackson-Vanik au trade Act de 1974 est adopté. Il dispose que la clause de la nation la plus favorisée sera refusée aux Etats qui restreignent les droits d’émigration, sur constat présidentiel renouvelé chaque année. Cet amendement, il est important de le noter, a été adopté à l’unanimité des membres du Sénat et de la chambre des représentants.

4. Institute for National Security Affairs, think thank américano-israëlien destine à promouvoir les politiques d’alliances entre les deux pays dans leur lutte contre le terrorisme et la défense de la démocratie. En sont notamment membres ou ex-membres (pour ceux qui sont actuellement en poste dans l’administration Bush Jr) : Michael Leeden, Richard Perle, John Bolton, James Woolsey, Dick Cheney, Douglas Feith, Eliott Abrams, Richard Armitage, Zalmay Khalilzad, Lewis Libby, Paul Wolfowitz

5. Remarks by Deputy Secretary of Defense Paul Wolfowitz , Jewish Institute for National Security Affairs, Ritz Carlton Hotel, Pentagon City, VA, Monday, November 18, 2002 [US Department of Defense website] :http://www.defenselink.mil/speeches/speech.aspx?speechid=307

6. Document déclassifié en 1977 et consultable à l’adresse suivante : http://www.mtholyoke.edu/acad/intrel/nsc-68/nsc68-1.htm
Source: Naval War College Review, Vol. XXVII (May-June, 1975), pp. 51-108. Also in U.S. Department of State, Foreign Relations of the United States: 1950, Volume I

7. Les membres du groupe travail connus sont John Davies, Robert Tufts, Robert Hooker, Chip Bohlen et Truman Landon. Le groupe s’appuiera notamment sur les réflexions de Georges Kennan, un des premiers à avoir désigner l’URSS comme le principal adversaire stratégique après la seconde guerre mondiale.

8. Kirkpatrick, Dictatorships and double standards, Commentary, November 1979

9. Brzezinski a été conseiller à la sécurité du président Jimmy Carter entre 1977 et 1981, et a joué un rôle important dans la signature du traité SALT II entre l’URSS et les Etats-Unis. Il est actuellement expert au Center for Strategic and International Studies (Washington, D.C.) et professeur à l’université Johns Hopkins de Baltimore

10. Brzezinski, Le Nouvel Observateur, 15-21 janvier 1998, p.76

11. Le terme « tyranniques » devrait plutôt être retenu pour désigner les régimes issus de coup d’Etat, selon la classification d’Aristote

12. Les deux équipes étaient sous la direction globale de George Bush Sr, directeur de la CIA à l’époque, qui parvint à faire accepter l’idée à la maison blanche le 26 mai 1976 alors que son prédécesseur William Colby avait refusé. Source: Cahn, Anne Hessing (April 1993). “Team B: The trillion-dollar experiment“. Bulletin of the Atomic Scientists 49: p. 22, 24-27

13. “L’efficacité de l’assistance sociale devrait être mesurée à partir du nombre de gens qui s’en extraient, plutôt que par le nombre de gens qui y viennent.” (Ronald Reagan)

14. Richard Perle est par exemple nommé “assistant secretary of Defense for International Security Policy” tandis que Jeane Kirkpatrick est nommée ambassadrice américaine à l’ONU

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