[Mémoire sur les néoconservateurs – Partie III – Le messianisme offensif, dernière phase du néoconservatisme]
Après la « victoire » de l’Occident capitaliste, démocratique et libéral sur le bloc communiste en 1991, les néoconservateurs sont plus ou moins écartés des fonctions importantes dans l’administration Bush Senior et en perte de vitesse à Washington. Un débat important a lieu à l’intérieur même du mouvement sur la politique étrangère à mener dans le nouvel ordre mondial post-guerre froide, en faveur des partisans d’un possible « moment américain ». Le néoconservatisme version années 1990 verra ses thèses mises en oeuvre après les attentats du 11 septembre dans une alliance avec les Jacksoniens (au sens d’Andrew Jackson, article 3.2), avant que ceux-ci, devant les difficultés croissantes rencontrées en Irak, s’appuient de nouveau sur les « réalistes » (article 3.3).
Les théories pour qualifier la nature du système international succédant au système bipolaire ont été florissantes :
- Certains font valoir que nous sommes avant tout dans un monde où les relations internationales sont marquées par le retour en force du rôle prépondérant de l’Etat nation, soutenus en cela par l’éclatement des revendications nationalistes dans l’ancien bloc Est (notamment dans les Balkans).
- D’autres, comme le professeur Jean-Paul Chagnollaud (professeur à l’Université de Cergy-Pontoise), mettent l’accent sur l’interdépendance croissante entre les pays issus de la dernière mondialisation économique et culturelle, et l’intérêt des Etats à coopérer au sein d’un système d’institutions internationales.
- D’autres encore, comme l’ancien ministre français des affaires étrangères Hubert Védrine, insistent sur l’hyperpuissance américaine 1, jamais égalée dans l’histoire humaine.
- Sans compter la théorie du choc des civilisations développée par Samuel Huntington.
- Quand à la multiplication des institutions internationales à dimension régionale et plus ou moins intégrées depuis la fin des années 1980 2 , elle laisse penser qu’une structuration du monde en pôles régionaux est de plus en plus présente et déterminante depuis 1990. Cette théorie est largement mis en avant par les dirigeants politiques français, qui insistent volontiers sur la nécessité d’un pôle européen 3 face au pôle américain et aux pôles majeurs que représenteront certains « Etats-continents » comme la Chine, l’Inde, le Brésil ou même la Russie.
De manière générale, toutes ces théories ne sont vraisemblablement pas suffisantes à elles seules et la réalité est plutôt celle d’un monde mêlant la plupart de ces caractéristiques : Nationalismes et fiertés culturelles, interdépendances, coopération régionale et suprématie américaine.




Aux Etats-Unis, deux thèses sur la conduite à adopter vont s’affronter, l’une plus minimaliste, l’autre nettement plus messianique.La première option, défendue par les néoconservateurs restés au Parti démocrate, ceux restant au « centre », notamment par Daniel Patrick Moynihan (photo ci-contre) et Jeane Kirkpatrick, repose sur le constat de la fin de la guerre froide et a des airs rappelant la première doctrine des pères fondateurs : Puisque les Etats-Unis ont gagné le conflit idéologique les opposant au communisme et ont réduit considérablement la menace qui pesait sur eux, il est désormais temps de se concentrer sur des objectifs de politique intérieure, dans le sens du perfectionnement des institutions et du modèle social américain. Rien n’empêche de défendre la démocratie libérale à travers le monde, particulièrement au sein de l’OTAN, mais l’Amérique n’a objectivement plus de raisons de mener une croisade et d’engager des sommes faramineuses dans son armée. Il s’agit de revenir à une Amérique normale dans un monde normal 4. Cette position, plus réaliste, a le mérite de pouvoir améliorer les relations avec l’Union européenne au niveau international et d’attirer les républicains modérés ainsi qu’une majorité des démocrates sur le plan national.

Pourtant, une autre voix se fait entendre, celle du fils d’Irving Kristol (père du mouvement néoconservateur devenu membre du Parti Républicain et défenseur du reaganisme) William Kristol, et de Robert Kagan. Les deux hommes défendent la vision d’une Amérique qui doit profiter de la domination qu’elle a après la guerre froide pour façonner le monde selon ses valeurs et le rendre plus sûre. En 1996, William Kristol et Robert Kagan théorisent dans un article de la revue Foreign affairs 5 l’imbrication des néoconservateurs dans le parti Républicain sur les bases d’un « néo-reaganisme ». Dans cet article qui sera ensuite développé dans un livre paru en 2000 sous le titre « Present dangers » 6 , ils appellent à lutter contre les « manifestations les plus extrêmes du Mal humain » via une hégémonie bienveillante des Etats-Unis sur le monde. Kagan et Kristol considèrent que les négociations internationales, le multilatéralisme et les accords bilatéraux prônés par les démocrates idéalistes ne sont pas des méthodes qui permettent de pacifier le monde, qu’ils analysent comme un théâtre anarchique. La seule manière de garantir la paix et la sécurité face aux menaces représentées par les tyrannies et les régimes qui ne respectent pas l’économie de marché est de transformer les dits Etats en démocratie libérale. Les moyens pour y parvenir sont définis en trois grands axes : Le maintien de la supériorité militaire américaine avec l’augmentation continue des budgets de recherche et développement, le privilège de l’alliance atlantique plutôt que l’ONU et un bouclier antimissiles sensé rendre invulnérable les Etats-Unis. Robert Kagan (photo ci-contre) est à l’origine de la lettre du 26 janvier 1998 envoyé par le Project for the New American Century 7 à Bill Clinton pour lui demander de mener une autre politique en Irak consistant à renverser Saddam Hussein, afin de préserver les intérêts américains dans le Golfe et d’établir une démocratie à la place du régime baasiste. Cette lettre a notamment été signée par Paul Wolfowitz, James Woolsey (l’ancien directeur de la CIA), Richard Perle, Donald Rumsfeld et Robert Zoellick, actuel successeur de Paul Wolfowitz à la tête de la banque mondiale. Voici un extrait significatif :
We urge you to articulate this aim, and to turn your Administration’s attention to implementing a strategy for removing Saddam’s regime from power. This will require a full complement of diplomatic, political and military efforts. Although we are fully aware of the dangers and difficulties in implementing this policy, we believe the dangers of failing to do so are far greater. We believe the U.S. has the authority under existing UN resolutions to take the necessary steps, including military steps, to protect our vital interests in the Gulf. In any case, American policy cannot continue to be crippled by a misguided insistence on unanimity in the UN Security Council. We urge you to act decisively. If you act now to end the threat of weapons of mass destruction against the U.S. or its allies, you will be acting in the most fundamental national security interests of the country. If we accept a course of weakness and drift, we put our interests and our future at risk.

Sur le plan idéologique, le caractère du régime des Etats occupe une place centrale dans la nouvelle pensée néoconservatrice des années 1990 et repose en grande partie sur une mauvaise interprétation de l’oeuvre de Francis Fukuyama « La fin de l’histoire et le dernier homme », initialement présentée sous la forme d’un article paru à l’été 1989 dans la revue National Interest : La thèse, publiée dans un livre éponyme en 1992 8 , a connu un grand retentissement dans les milieux politiques occidentaux et a provoqué un vif débat entre ceux qui critiquaient la thèse de l’auteur pour son excès d’optimisme et ceux qui voyaient dans la mondialisation et l’avènement des multinationales des faits symboliques étayant ses dires. La moitié de la précédente génération (Wolfowitz, Perle, Khalilzad…) ainsi que Donald Rumsfeld rejoignent les thèses de William Kristol et Robert Kagan, qu’ils affinent au fil des publications figurant dans leur revue The Weekly Standard : ils considèrent que, si l’on suit le raisonnement de Fukuyama selon lequel la victoire de la démocratie libérale est programmée, l’issue favorable que les Etats-Unis ont connue dans la guerre froide est transposable et renouvelable dans n’importe quelle autre situation géopolitique. Leur discours belliciste et messianique se tourne donc très vite contre les régimes hostiles aux valeurs américaines, et en premier lieu contre la dictature de Saddam Hussein, composante de « l’Axe du mal ».
Or, Francis Fukuyama ne tient nullement un discours aussi réducteur et dénué de nuance dans son oeuvre. Il se démarquera par la suite du mouvement néoconservateur devenu majoritairement « kaganien » et réexpliquera sa thèse pour refuser de servir de justification intellectuelle aux bavures de l’administration Bush Jr. Selon lui, l’explication de la dérive néoconservatrice issue d’une mauvaise interprétation de son livre tient en deux points principaux.
D’une part, la victoire du modèle occidental et de ses valeurs est une victoire que Fukuyama annonce évidemment mais en expliquant qu’elle se fera sur le long terme, dans quelques siècles et après d’éventuels soubresauts perturbateurs (guerres, crises économiques, dictatures…etc). Toutes les sociétés de la planète aspirent à la modernité, au développement de la haute technologie, à l’accès à l’éducation et à un haut niveau de santé, ainsi qu’à l’accès à un monde plus large. Ce qui est universel et inéluctable, c’est le désir de modernisation économique. La démocratie libérale est un produit dérivé, une des conséquences possibles de cette évolution, mais elle n’est pas la seule et l’avenir de chaque pays dépend de ses qualités intrinsèques. D’autre part, Kristol et Kagan tirent leur doctrine « néo-reaganienne » d’un préjugé selon lequel c’est l’action américaine qui a changé le cours de la guerre froide. L’argument central étant que Ronald Reagan a précipité la chute de l’empire soviétique en le forçant à une course aux armements que son économie n’était pas capable de soutenir. Cet évènement a certainement joué son rôle. Mais Fukuyama, lui-même néoconservateur, démontre que les Etats-Unis avaient une parfaite ignorance des capacités réelles de l’URSS et ne s’attendaient pas à une chute aussi prompte. Il y a eu surestimation du bloc communiste 9 . Par ailleurs, la majorité des historiens s’accordent aujourd’hui à dire que les deux causes principales sont l’impossibilité de réforme d’un système économique condamné, après l’échec de la Glasnost et de la Perestroïka et la position politique précaire de Gorbatchev, ainsi que la poussée nationaliste et indépendantiste dans les républiques soviétiques (notamment la Russie d’Eltsine). Francis Fukuyama, dans son essai de 2006, « D’où viennent les néoconservateurs », posera avec pertinence la question de la lecture « kaganienne » de son oeuvre :
Il y a deux façons possibles de réagir à un miracle. On peut dire « les miracles existent », et renforcer l’attente de leur répétition sur l’ensemble de leur échiquier. Dans le cas de l’effondrement du communisme, cette attitude apparut dans l’universalisation de l’expérience des européens de l’est à d’autres parties du monde. Les européens de l’est cherchaient clairement à se libérer d’une funeste tyrannie ; l’élimination du pouvoir soviétique équivalait à faire sauter un barrage afin de permettre à un fleuve de retourner à son lit naturel. Nous avions été abusés naguère par des gens qui disaient que les européens de l’est avaient appris à aimer leur captivité ; dans cette perspective, nous ne devrions pas sous-estimer l’impulsion démocratique ailleurs dans le monde.
La seconde réaction est de remercier le Seigneur pour cette chance extraordinaire, d’empocher les gains et de réfléchir sur le caractère unique de ce qu’on vient de vivre. On peut être convaincu que la démocratie libérale constitue la vague porteuse de l’avenir, sans croire pour autant que les tyrannies cruelles tomberont inévitablement un jour sans qu’un seul coup de feu soit tiré. Avec la clarté de vue qu’apporte le recul, on s’aperçoit que le communisme était une idéologie creuse et artificielle, qui n’a pas poussé de racines organiques dans les sociétés qu’il avait affectées. Le retour de l’Europe de l’Est à la démocratie tient pour beaucoup au fait qu’il s’agissait de facto d’européens hautement évolués mais dont les progrès naturels avaient été stoppés par les événements épouvantables du XXème siècle. Reste que cela n’implique pas automatiquement que toutes les dictatures similaires soient dépourvues d’enracinement social ni qu’elles puissent disparaître aussi rapidement ou aussi pacifiquement que le communisme dans sa version européenne.10
Même l’encyclopédie en ligne Wikipédia (version étasunienne) ne fait pas le même raccourci que Kristol et Kagan en introduisant la nuance suivante :
Misinterpretations According to Fukuyama, since the French Revolution, democracy has repeatedly proven to be a fundamentally better system (ethically, politically, economically) than any of the alternatives.
The most basic (and prevalent) error in discussing Fukuyama’s work is to confuse ‘history’ with ‘events’. Fukuyama does not claim at any point that events will stop happening in the future. What he is claiming is that all that will happen in the future (even if totalitarianism returns) is that democracy will become more and more prevalent in the long term, although it may have ‘temporary’ setbacks (which may, of course, last for centuries).
Ce n’est malheureusement pas la première interprétation que retiendront Kagan et Kristol. D’où une certaine agressivité de la dernière mouture du néoconservatisme et un profond mépris pour l’Europe : Après avoir publié “La puissance et la faiblesse”, interrogé par l’hebdomadaire l’Express le 3 mars 2003 au sujet de la crise irakienne, Robert Kagan déclarera entre autres :
[…] Où se situe l’humanité aujourd’hui dans le continuum historique entre les lois de la jungle et les lois de la raison? L’Europe et les Etats-Unis n’ont pas la même réponse à cette question. A cause de leur propre expérience, les Européens ont tendance à croire que l’humanité est très avancée dans cette évolution, et donc dans la mise en oeuvre d’un ordre international fondé sur les institutions et sur le droit. Les Américains, au contraire, sont très sceptiques sur la possibilité d’appliquer au monde, et à Saddam Hussein en particulier, un système international pacifié comparable à celui de l’Union européenne.
[ …] Je dirais que l’Europe adopte une vision du monde kantienne, celle d’une paix perpétuelle dans laquelle les nations subordonnent leur souveraineté à un ensemble supranational. Elle privilégie donc le recours à la diplomatie, au commerce, aux liens économiques, tout cela étant vu comme des modes de pacification entre les peuples. Les Américains sont plus proches des théories de Hobbes: pour eux, il faut qu’un puissant impose l’ordre du monde, et non pas une institution internationale […] Comme le dit le diplomate britannique Robert Cooper, «entre nous (occidentaux, CQFD), nous observons la loi, mais quand nous opérons dans la jungle, nous devons recourir aux lois de la jungle».
[…] Les méthodes européennes ne sont pas exportables pour traiter avec Saddam Hussein ou même avec le gouvernement chinois. Les Européens oublient que, s’ils ont pu fonder leur paradis postmoderne, c’est grâce à l’usage de la force qui a éliminé l’Allemagne nazie, et à la protection militaire fournie par les Américains. Si l’Europe peut vivre dans l’idée du rejet de la force, c’est la force qui lui a permis de le faire! […] Quand on est faible, on adopte la stratégie du faible: on en appelle aux lois internationales, on loue les vertus de l’économie… C’est ce que faisaient autrefois les Etats-Unis, c’est ce que fait aujourd’hui l’Europe, devenue faible militairement. […] Lorsque vous ne disposez pas des moyens nécessaires pour résoudre un problème, vous avez tendance à le minimiser: si vous n’êtes armé que d’un couteau, vous préférez penser que l’ours rôdant dans la forêt est un risque supportable, car l’attaquer serait très hasardeux. Vous ne raisonnez pas de la même manière si vous avez un fusil. C’est un trait normal de la psychologie humaine. Ainsi, les Européens pensent qu’il est moins dangereux de laisser Saddam Hussein en l’état que de l’attaquer .
1. Hubert Védrine, L’hyperpuissance américaine, Fondation Jean Jaurès, 2000.
2. L’Union européenne est crée le 7 février 1992 par le traité de Maastricht. Le Mercosur est crée le 26 mars 1991 avec le traité d’Asunción. La Communauté économique des Etats de l’Ouest africain met en place l’Economic Community of West African States Cease-fire Monitoring Group en 1990. La Convention créant l’Association des États de la Caraïbe est également signée à Carthagène en Colombie le 24 juillet 1994. L’Accord de libre-échange nord-américain est signé en 1992. L’initiative de la Thaïlande pour créer l’ASEAN Free Trade Area débute en 1991, l’Association sud-asiatique pour la coopération régionale crée une zone douanière commune en 1993…etc.
3. Ce discours n’est cependant pas exempt d’arrière-pensées, beaucoup de dirigeants politiques français ignorant totalement les aspirations de leurs partenaires de l’UE et souhaitant faire une Europe à l’image de la France hégémonique d’autrefois. L’idée d’une construction européenne faite par opposition aux Etats-Unis embarrasse particulièrement les stratèges de Washington, qui ne cessent de rappeler l’improductivité d’une telle démarche et la dépendance des français envers l’armée (notamment aérienne) américaine dans leurs ouvrages, qu’il s’agisse de Kissinger, Brzezinski, Huntington, Fukuyama ou Kagan.
4. Jeane Kirkpatrick, a normal country in a normal time, in National Interest, autumn 1990, p.40-44.
5. William Kristol et Robert Kagan, Toward a neo-reaganite foreign policy, in Foreign affairs 75, N°4, 1996.
6. Kristol et Kagan, Present dangers : crisis and opportunity in american foreign and defense policy, San Francisco, Encounter, 2000.
7. Le PNAC est un think thank néoconservateur cofondé par William Kristol et Robert Kagan. Le texte de la lettre est disponible sur le site web officiel : http://www.newamericancentury.org/iraqclintonletter.htm
8. Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.
9. Washington, en 1990, craint que la frange la plus « dure » du politburo de l’URSS ne soutienne une intervention armée contre les républiques rebelles, derrière Igor Ligatchev. Lors d’un colloque à Washington des années après, ce dernier dira alors à Fukuyama que l’idée n’a même pas effleuré les représentants soviétiques, conscients de la supériorité militaire américaine. Source : F. Fukuyama, D’où viennent les néoconservateurs, Grasset, 2006, p.71-72.
10. Francis Fukuyama, D’où viennent les néoconservateurs, Grasset, 2006, p.73-74.