Conférence de Presse de Paul Wolfowitz sur Al Quada, 21 novembre 2001
Conférence de Presse de Paul Wolfowitz sur Al Quaeda, 21 novembre 2001

Il a été dit plus haut que les néoconservateurs, depuis le début de l’histoire du mouvement, sympathisaient avec l’idée de « destinée manifeste » née au XIXème siècle et chère aux isolationnistes jacksoniens. Ces derniers, également qualifiés de « nationalistes agressifs » 1, sont surtout membres du Parti Républicain et semblent se retrouver derrière la personnalité de John McCain (après avoir soutenu Mike Huckabee). Plus ou moins liés au mouvement chrétien fondamentaliste, ils sont attachés à l’idée d’une Amérique plutôt repliée sur elle-même, occupée à gérer ses problèmes intérieurs, dans l’esprit de la diffusion vers l’Ouest des valeurs démocratiques des premiers colons. Mais ils sont fermement déterminés à défendre l’intérêt national des Etats-Unis, conçu de manière plus restrictive que les idéalistes et les néoconservateurs, par la force militaire lorsque le pays est attaqué. En 2000, lorsque George Bush Jr est nommé vainqueur de l’élection présidentielle sur décision judiciaire2la position des néoconservateurs n’est pas prépondérante. Richard Perle et Paul Wolfowitz, membres néoconservateurs les plus importants de l’Administration (respectivement membres du bureau de la politique de Défense et secrétaire d’Etat adjoint à la défense) n’ont pas vraiment réussi à faire bouger la ligne du président en matière de politique étrangère : Ce dernier avait posé les principes d’une Amérique modeste sur le plan international et unilatérale dans sa méthode dés son investiture.3

Principaux courants de politique étrangère dans la première administration Bush jr
Principaux courants de politique étrangère dans la première administration Bush jr
De gauche à droite : Rice, Powell, Cheney, Rumsfeld, Wolfowitz, Perle

L’administration Bush est composée de trois camps politiques différents en matière de politique étrangère : En premier lieu, le camp jacksonien, qui est le plus puissant car représenté par le président lui-même, le vice-président Dick Cheney et le secrétaire d’Etat à la défense Donald Rumsfeld. Puis le camp néoconservateur, dont les membres sont numériquement importants mais guère chargés des fonctions les plus importantes (hormis Wolfowitz : Lewis Libby, Douglas Feith, John Bolton, Eliott Abrams, Michael Leeden, Richard Perle, David Frum-inventeur de l’expression « Axe du mal »- et Abram Shulsky). Enfin le camp réaliste, incarné par la conseillère Condoleeza Rice (qui entretient de très bonnes relations avec le président aux dires de certains commentateurs politiques4 américains et sera promu dans la seconde administration Bush) et le secrétaire d’Etat (équivalent du ministre des affaires étrangères) Colin Powell. Ce dernier camp, que l’on appelle celui des hamiltoniens, occupe une place cependant limitée dans la première administration Bush, tant l’autoritarisme de Cheney est important.

La domination jacksonienne s’exprime par une politique isolationniste des Etats-Unis en 2001 : Dénonciation unilatérale du protocole de Kyoto sur les émissions des gaz à effets de serre en mars, refus de ratifier la Convention de Rome sur la Cour pénale Internationale (pourtant signée), refus de ratifier le Traité international d’Ottawa de 1997 visant à l’interdiction totale des mines antipersonnel, opposition à la conférence des Nations unies sur la prolifération des armes légères en juillet, rejet en décembre du protocole de vérification de la Convention sur les armes biologiques à Genève…etc. Ces actes, par le peu de considération qu’ils reflètent pour les autres Etats et les valeurs idéalistes, portent la signature idéologique des jacksoniens. Pourtant, la faible influence des néoconservateurs, plutôt enclins à l’interventionnisme et à la participation aux affaires mondiales (et même au multilatéralisme, quand celui est instrumentalisé), va prendre fin grâce à une alliance de circonstance avec les jacksoniens après le 11 septembre 2001. Dans l’Histoire américaine, on a vu que seule une attaque directe contre les Etats-Unis avait fait sortir les jacksoniens d’un siècle d’isolationnisme, en l’occurrence Pearl Harbour, qui provoqua une alliance avec les idéalistes emmenée par Roosevelt. En détournant les vols 11 et 77 d’American Airlines et 93 et 175 d’United Airlines pour attaquer le Pentagone et les Twin Towers du World Trade Center, Al Quaeda a provoqué dans une certaine mesure la répétition de l’histoire, dans une version cette fois dénuée du multilatéralisme chers à Franklin Roosevelt et Harry Truman (ONU, plan Marshall etc…). Le soir même des attentats, un président jusque là isolationniste livrait un discours qui reprenait la rhétorique dualiste et morale des néoconservateurs :

We will make no distinction between those who planned these acts and those who harbor them

twin towersAu-delà de la théorie controversée de Thierry Meyssan5 , qui penche pour l’implication et la volonté délibérée du gouvernement américain de commanditer des attentats sur son propre territoire pour mieux justifier une future politique expansionniste, il est important de souligner à quel point la tragédie issue des attentats terroristes à New York et Washington aurait pu être évitée. A l’origine de nombreuses défaillances des services de sécurité américains, il y a la volonté politique de la part de l’Administration Clinton d’ignorer le gouvernement soudanais, considéré comme un gouvernement infréquentable à cause de ses propres traditions islamiques, malgré ses offres répétées de collaboration antiterroriste jusque 2000.6 Et cette première erreur est rééditée par le président Bush Junior, soucieux de privilégier les liens militaires (bases américaines contre l’Irak et l’Iran) et financiers (échanges pétrole contre dollars) avec la famille royale des Saouds plutôt que de pointer vers eux la question du financement et du soutien actif aux réseaux d’Al Quaeda au Soudan et en Afghanistan. Avant même une intention malsaine qui n’est pas prouvée, il y a une négligence grave de la part des deux dirigeants successifs de la plus grande puissance mondiale. L’évènement ayant finalement eu lieu, la politique étrangère et même intérieure des Etats-Unis a été modifiée de manière radicale après le 11 septembre. L’élan de compassion internationale, ajouté à la montée en puissance du patriotisme américain, et au sentiment de revanche et d’autodéfense animant particulièrement les jacksoniens…tout cela a légitimé une nouvelle donne géopolitique axée sur la « guerre contre le terrorisme », la croisade contre « l’Axe du Mal » et la promotion active des valeurs démocratiques américaines pour finalement aboutir au bourbier irakien.

Le camp X-Ray de Guantanamo, Cuba
Le camp X-Ray de Guantanamo, Cuba

En premier lieu, les néoconservateurs, alliés aux jacksoniens, modifient la législation américaine sur la sécurité et la justice, dans le sens d’une plus grande marge de manoeuvre des services de renseignement et d’une réduction des libertés individuelles.7 Ensuite, a lieu l’opération « Liberté immuable » consistant à changer le régime politique de l’Afghanistan, base arrière du terrorisme islamique, via une intervention militaire des Etats- Unis en Octobre 2001. Symboliquement, le nom même utilisé pour le renversement du régime des Talibans est empreint de la doctrine néoconservatrice. La signification marque à la fois la détermination et la prétention : La liberté persiste encore et toujours ; aucun groupe ni aucune attaque ne pourront la faire taire. Mais surtout l’Amérique a le monopole de l’incarnation de la liberté. « L’idéalisme botté », selon l’expression de Pierre Hassner8, est concrétisé et il attire sur ses thèses les jacksoniens qui ont ici le souci convergent de défendre les intérêts des Etats-Unis. L’action militaire, validée par le Conseil de sécurité des nations unies, est d’abord lancée par les Etats-Unis et l’allié britannique, pour être ensuite menée avec l’aide de nombreux Etats dont l’Australie, la France, l’Allemagne, le Canada, l’Italie, le Japon, la Suède, la Roumanie…et avec la coopération du Pakistan. Parallèlement à cela, le président Bush satisfait à près de trente années d’espérances néoconservatrices en annonçant le 13 décembre 2001 le retrait du traité de désarmement ABM signé en 1972 avec l’URSS. Celui-ci interdisait tout déploiement d’un bouclier antimissile sur le territoire américain.

Discours sur l'état de l'Union 2003
Discours sur l’état de l’Union 2003

En second lieu, les vues du Pentagone (sous l’impulsion de Donald Rumsfeld, qui a étudié les différentes possibilités d’attaque de l’Irak depuis un moment) s’étendent à l’Irak de Saddam Hussein. Une semaine après un discours sur l’Etat de l’Union vilipendant « l’Axe du mal », à savoir l’Iran, l’Irak et la Corée du Nord, George Bush annonce le 29 janvier 2002 une augmentation de 10% du budget militaire américain, la hausse la plus importante depuis les années Reagan. Le projet de Grand Moyen-Orient démocratique développé par Paul Wolfowitz et Donald Rumsfeld, basée à la fois sur une stratégie d’endiguement de l’Iran et sur la théorie des dominos (pour rendre démocratiques les Etats de la région) est défendue devant un Georges Bush sensible aux thèses néoconservatrices et une opinion américaine encore en émoi. Résultat : Le 20 septembre 2002 est adoptée la nouvelle stratégie de sécurité nationale, qui prévoit notamment des attaques préventives contre les «rogue states» .9 Dans un discours télévisé du 7 octobre 2002, George Bush accuse l’Irak d’entraîner «des membres d’Al-Qaeda à la fabrication de bombes, de poisons et de gaz mortels». Un vote du Congrès les 10 et 11 octobre 2002 autorise le recours à la force contre l’Irak. Le 17 décembre, la mise en place du système de défense anti-missile débute, un mois à peine après la création d’un grand ministère de la sécurité intérieure.10 Le 28 janvier 2003, dans son discours sur l’Etat de l’Union, George Bush accuse de nouveau Saddam Hussein d’avoir cherché à se procurer de l’uranium en Afrique. La marche à la guerre est enclenchée : Alors que l’aile réaliste de l’administration Bush avait conservé une légère influence auparavant11 , elle n’est plus guère écoutée.

Colin Powell à la tribune du Conseil de sécurité des Nations Unies
Colin Powell à la tribune du Conseil de sécurité des Nations Unies

Colin Powell, qui avait déjà été choisi par George Bush Sr pour son talent militaire et sa prudence « réaliste » pendant la première guerre du Golfe, défend l’idée du nécessaire aval de l’Organisation des Nations Unies pour mener une intervention armée en Irak et avertit du possible isolement diplomatique américain. Pris à son propre piège par des néoconservateurs qui pensent que le multilatéralisme n’est pas un frein aux volontés américaines s’il est maîtrisé, il se retrouvera quelques semaines plus tard à défendre malgré lui des preuves « bidons » dans la grande salle du Conseil de Sécurité des Nations Unies. La suite est connue : des applaudissements peu traditionnels pour le discours flamboyant du ministre français des affaires étrangères Dominique De Villepin, des manifestations monstres à travers le monde en opposition aux projets américains, une majorité d’Etats membres du Conseil opposés à l’action militaire malgré des pressions américaines évidentes sur des pays comme le Mexique, la menace d’une abstention chinoise et d’un veto russe….Qu’importe. Les néoconservateurs, défenseurs du principe dit de multilatéralisme instrumental, réitéreront leur essai au sein de l’OTAN, sans guère plus de succès, notamment face à la détermination du ministre belge des affaires étrangères Louis Michel.

Wolfowitz a l'oreille du président
Wolfowitz a l’oreille du président

L’entrée en guerre contre l’Irak est finalement décidée le 19 avril 2003, après un ultimatum que les Etats-Unis savaient inacceptable pour le tyran et sa famille. Unilatérale et illégale, l’intervention américaine est contraire à la résolution 1441 du conseil de sécurité de l’ONU (8 novembre 2002) des nations unies, qui stipulaient que toute violation patente des précédentes résolutions de l’ONU de la part de l’Irak devait faire l’objet d’un nouveau constat du Conseil de sécurité, avant d’envisager « toutes les mesures nécessaires ». Cela induisait a contrario, que ce constat ne pouvait être fait unilatéralement par un Etat, fut-ce la première puissance militaire du monde. A partir de 2001, l’influence du néoconservatisme à la Maison Blanche est donc prépondérante. Pourtant, pris dans le bourbier irakien de « l’après-guerre », les américains vont peu à peu prendre leur distance avec cette idéologie, notamment au sein du Parti Républicain et dans les milieux « réalistes ».

1. Jean-Frédéric Legaré-Tremblay, l’idéologie néoconservatrice, Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques –  Université du Québec à Montréal :www.dandurand.uqam.ca/download/pdf/etudes/tremblay/RD-etude9_130505.pdf p.25.

2. Le 12 décembre 2000, alors même qu’Al Gore a remporté plus de suffrages et que des milliers de bulletins n’ont pas été comptés en Floride, la Cour suprême des Etats-Unis déclare George Bush Jr vainqueur de l’élection présidentielle.

3. George Walker Bush, Address to a Joint Session of Congress and the American People, United States Capitol, Washington, D.C. available from the web : http://www.whitehouse.gov/news/releases/2001/09/20010920-8.html

4. Ivo Daalder et James Lindsay, America Unbound: The Bush Revolution in Foreign Policy, Washington D.C. : Brookings, 2003. Les auteurs font notamment observer que dés la campagne de 2000, Condoleeza Rice avait plus d’influence sur le président que les conseillers comme Perle ou Wolfovitz.

5. Thierry Meyssan, L’Effroyable Imposture, 2001

6. L’ex ambassadeur américain au Soudan Tim Carney a confirmé que le gouvernement soudanais avait envoyé aux Etats-Unis le général Fathi Arva, ministre de la défense, le 3 mars 1996, en Virginie. Il confirmera même avoir réservé en personne une chambre pour le ministre dans un hôtel d’Arlington. La rencontre, en présence de membres du département d’Etat et de la CIA se conclut par le principe d’une liste des activistes d’Al Quaeda qui sera ultérieurement fournie par le Soudan. Le 20 mai, un fax du ministère des affaires étrangères soudanais indique aux Etats-Unis qu’Oussama Ben Laden et de nombreux activistes égyptiens s’apprêtent à rejoindre l’Afghanistan. James Woolsey, alors directeur de la CIA, admet avoir rejeté la proposition soudanaise de livraison de Ben Laden, faute de chefs d’inculpation suffisant. Tim Carney déclare également avoir entrevu Ijaz Mansoor, multimillionnaire américain et musulman proche de Bill Clinton à Khartoum le 24 octobre 1996. Le même jour, ce dernier rencontre Gutbi Elmahdi, chef des services de renseignement soudanais qui lui communique des documents sur les réseaux Al-Quaeda au Soudan et en Afghanistan. Ijaz Mansoor affirme avoir pris contact en vain avec le président Clinton et avoir été davantage ignoré par son conseiller Sandy Berger. Le 5 avril 1997, le président Omen Assan Ahmed el-Bashir adresse une ultime lettre au président du comité des affaires étrangères du Congrès, sans réponse. Source : Hubert Seipel, Das versagen der US agenten, reportage télévisé diffusé sur Arte, Westdutscher Rundfunk, 2003

7. Le 26 octobre 2001, le Congrès adopte le « Patriot Act », loi antiterroriste qui prévoit notamment l’allongement à sept jours de la détention provisoire des étrangers en situation irrégulière et la surveillance des communications par téléphone ou sur Internet. Le 13 novembre 2001, un décret autorisant le jugement de terroristes par des tribunaux militaires spéciaux est signé.

8. Pierre Hassner et Justin Vaïsse, Washington et le monde : dilemmes d’une superpuissance, Paris : Autrement, 2003.

9. Bush, George W., « The National Security Strategy of the United States of America », The White House, septembre 2002, [en ligne], adresse URL : www.whitehouse.gov/nsc/nss.html . Les Etats-Voyous sont : l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord.

10. Le New York Times révèlera le 16 décembre 2005 que le président américain a autorisé en 2002 l’Agence pour la Sécurité nationale (National Security Agency, NSA) à espionner des milliers de citoyens américains ou étrangers vivant aux Etats-Unis sans demander auparavant l’autorisation d’un tribunal.

11. La crise diplomatique sino-américaine issue de la capture d’un avion espion américain Lockheed-Martin EP-3E ARIES II le 1er avril 2001 en Chine avait par exemple été dénouée par un dialogue engagé par Colin Powell, et non suite à une politique de confrontation défendue par les néoconservateurs et les jacksoniens.

12. Le 6 juillet 2003, Joseph Wilson, ancien ambassadeur américain au Gabon, révèlera dans une tribune publiée par le New York Times que les arguments concernant l’achat d’uranium par l’Irak au Niger, utilisés par George Bush pour justifier la guerre à l’Irak, étaient infondés.

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